Chroniques douces - amères.

Chroniques, billets, coups de gueule, émotions.... Ces textes courts seront changés régulièrement. Ils peuvent être cités avec le nom de l'auteur... 

Le chant des pierres.

 

Texte composé et lu pour le festival "On connaît la chanson" (2022) - Journée de la pierre à Volvic.

 

Il y a parole et paroles.

Certaines ne font que du bruit ! Paroles des hommes vains dont le bavardage incessant ressemble à l’emballage d’une boîte vide. Il y a celles qui enveloppent un silence plus intense que les mots qui tentent de le dire.

Et au bout du langage,

Épuisé par son impuissance,

Fatigué de ses futilités,

Muet parce que mutilé,

Résonne enfin le murmure du monde…

Ce ne sont plus des mots mais des chants sans parole. Une musique qui s’écoute par les yeux enfin ouverts, par les oreilles enfin débouchées, par le corps enfin libre et par le cœur qui exulte dans la communion…

La grande symphonie du vivant traverse le contemplatif, comme un ravissement qui le comble et l’entraîne au-delà de lui-même. Une perception qui devient sensible aux modulations du vent dans les feuillages, au bourdonnement des insectes sur les fleurs, aux accents imperceptibles de l’herbe qui se couche sous les pas, à l’appel polyphonique des oiseaux… Une telle perception étend la conscience jusqu’à en abolir les limites. Elle l’élargit dans toutes ses dimensions, du zénith vers lequel le mystique lève la tête au nadir d’où l’agnostique ressent monter la grande vibration de la vie.

 

C’est justement dans ce tréfonds que les pierres se mettent à parler ou à chanter quand l’homme les sollicite. Car les pierres ne sont pas ces masses inertes que l’on pousse du pied sans leur prêter attention. Ce sont des « pierres vivantes », selon l’expression de Rabelais qui ajoutait « ce sont hommes. » Il y a communauté de nature entre les deux. C’est une vérité de poète qui vient de l’autre côté du monde et que rapporte Ovide dans ses Métamorphoses. Le déluge de Deucalion et Pyrrha renouvelle celui de la Genèse sans s’achever par l’alliance avec un dieu possessif. La tête voilée, la ceinture dénouée, les pieds nus, qui sont les conditions pour pénétrer dans le sacré, le couple rescapé consulte Thémis. La déesse leur recommande de jeter derrière eux « les os de leur mère. » Les os de la terre-mère sont les pierres.  Découvertes par le retrait des eaux, ils s’en saisissent et les jettent par-dessus leur épaule. Ainsi renaît l’humanité, hommes pour Deucalion et femmes pour Pyrrha. Les sources du langage attestent cette communauté de nature puisque laos est un mot grec qui signifie aussi bien pierre que peuple… Nous sommes le peuple de pierres ! Comment expliquer autrement la familiarité mystérieuse qui nous saisit devant les chaos granitiques ou au pied des parois vertigineuses ? Et ce besoin impérieux de les dresser en autels comme les bornes secrètes du visible et de l’invisible, pour circonscrire l’espace dans lequel le domaine des hommes touche à celui des dieux ? Les pierres, comme les sombres forêts ou comme les eaux impénétrables, sont les portes mystérieuses du sacré ; l’homme doit les approcher avec le respect que l’on doit à tout ce qui introduit au temps des commencements, dans la pénombre des mondes intermédiaires.

 

Le sentiment du sacré, trop souvent, s’étiole et disparaît sous l’action de prêtres qui le confisquent.  Ce sont des fonctionnaires de l’esprit qui n’en reconnaissent plus que la lettre. Mais dans le monde des pierres, les véritables lévites portent un tablier de cuir. On les nomme Latomi. Ils n’ont ni encensoir, ni goupillon. Une massette et un ciseau sont les outils avec lesquels ils donnent forme et entament un dialogue démiurgique. Depuis la carrière jusqu’à l’atelier, la pierre gémit ou chante.

Il faut les voir, ces ouvriers- hiérophantes autour des blocs tirés de la matrice, écartant les réseaux imbriqués de racines maintenant inutiles et desséchés, essuyant l’humidité d’un placenta de terre sombre. Leur regard plonge sous la surface encore marquée des peines de l’accouchement. Épannelé, le bloc attend le geste du père qui le fera grandir. C’est à ce moment que l’ouvrier saisit sa massette et frappe… Il le fait sans violence, presqu’avec une tendresse attentionnée et la pierre semble frémir sous la sollicitation. Elle répond par un son dont l’accord harmonique révèle l’ordre caché sous la peau minérale. Mais il en faut plus. L’ouvrier-maestro marque la mesure, soumet une demande sonore et c’est aux répons qu’il estime la capacité à incarner l’œuvre. Un timbre, clair ou sombre, mais plein fera naître un sourire de connivence. La pierre accepte son devenir et l’exprime par un plain-chant qui signe l’accord entre elle, la « nouvelle-née », et l’homme qui lui donnera la forme de sa véritable nature. Pendant cette épreuve, les oiseaux eux-mêmes se taisent attentifs au chant de ce bloc de temps suspendu, en lequel résonne l’éternité.

Il arrive que l’échange métal-minéral fasse monter des accents polyphoniques à la place de la monodie espérée. Une inflexion qui tourne court à certains endroits, révèle une faille invisible. Un timbre qui se brise au lieu d’un écho qui se prolonge traduit un manque d’homogénéité et un risque de fracture. La pierre chante comme les humains, avec son ventre, sa poitrine, avec tout son corps. Sur des blocs plus modestes, la répétition des coups module la réponse et la disharmonie s’accentue jusqu’à l’apparition de la fêlure cachée. Ce n’est pas un chant de mort, juste une complainte de la pierre qui connaîtra un autre destin.

 

De toutes les pierres, c’est la lave qui chante le mieux. Parce qu’elle est une dans sa constitution, elle peut aller du grave au cristallin. Au sein de son espèce, les phonolithes sont les divas incontestées. Du basalte feuilleté on tire des lames sonores que l’on assemble, suspendues ou posées, pour faire des lithophones. Peut-être un des premiers instruments de musique qui accompagnait les tambours en troncs d’arbres évidés et les flûtes en os. L’âge de pierre, paléolithique ou néolithique, muet dans les livres d’histoire, devait pourtant résonner du chant des pierres. Celui, sec, des silex que l’on taille… La mélodie continue des pilons qui frottent une plaque… Le son répété et rythmé par le mouvement des paumes, du foret qui perce une pointe de flèche ou une perle de collier… Le crissement des tailloirs pour graver  les parois des sanctuaires souterrains. Dans ces lieux si propices au déroulement de l’écho, s’entremêlent la prière des hommes et le solo de la pierre… Parole inconnue, oubliée qui compose  un concerto premier… Le concerto de la terre.

 

Faire chanter les pierres, c’est renouer avec les origines. C’est accomplir le geste intemporel qui relie l’homme et le monde. Écouter la terre apporte la certitude, sensible d’abord, intellectuelle ensuite, que tout est vivant. L’inertie du minéral est une illusion qui tient à la brièveté de notre existence. Des forces sont à l’œuvre dans le moindre caillou, qui l’acheminent vers un ordre géométrique répondant à celui que chacun porte en soi dès sa venue au monde. Pierre du dedans et pierre du dehors qui, par leur travail à l’unisson, célèbreront l’harmonie cachée du cosmos.

Le chant des pierres est l’hymne primordial qui célèbre l’union de la matière et de l’esprit. Une consubstantialité qui débouche sur la conscience et qui découvre le devoir impératif pour l’homme, de préserver l’une et l’autre. Faute de quoi les pierres continueront leur monologue, sans le contrepoint d’une humanité disparue pour n’avoir pas su écouter le chant des pierres, qui n’est qu’une partition du chant du monde.

 

 

La mort du grand frêne.

 

Texte composé et lu pour le festival "On connaît la chanson (2022) - Journée de l'arbre.

 

Cette nuit, le grand frêne s’est abandonné. Il a chuté tout entier, sans fracas, comme un animal qui se cache pour mourir. Au matin, il était allongé près du vieux mur, sa ramure en partie fracassée, ses racines découvertes dans l’impudeur des fins accomplies. Dans une ultime révérence à la vie, il a rejoint la dimension horizontale qui est celle de la mort pour les arbres comme pour les hommes.

 

Ancré dans les pierres qui l’ont sans doute vu naître, il est tombé malgré leur sollicitude à le retenir. On le voit bien, au chaos qui règne alentour, aux rochers qui restent enlacés dans les lianes souterraines. Sa chute a ramené au jour des blocs enfouis comme l’imminence de la mort ravive les souvenirs anciens. Quelques pas d’une valse funèbre ont mêlé, l’espace d’une nuit, le temps immémorial des pierres, celui plus bref des arbres et le moment éphémère des hommes. C’est une valse triste car l’émotion ne peut qu’étreindre celui qui contemple ce grand corps allongé.

 

Maintenant qu’il gît sur le sol, à portée de mains, on découvre tout un monde à peine soupçonné : les cavités creusées dans le tronc par le pic-épeiche, les réserves abandonnées d’écureuils invisibles, le terrible filet du lierre qui liait sa vie à la sienne… Les pierres éparses, esseulées, portent le deuil de leur grand frère, celui qui puisait en elles ce qui lui permettait de s’élever et, se faisant, les élevait avec lui. Car l’arbre est un défit à la pesanteur. Il proclame partout, avec modestie et pugnacité, que la verticalité est le destin du monde. Tous les êtres vivants sont assujettis à la gravitation mais ce n’est pas une condamnation. C’est une invitation à déployer des efforts pour gagner les hauteurs… Et c’est dans l’élévation que l’arbre devient arbre, que l’homme devient homme et que la pierre architecturée raconte la puissance des rêveries verticalisantes.

 

Non seulement l’arbre le sait mais il le vit. Il le dit par le chuchotement de la sève qui monte et que l’on peut entendre en collant son oreille contre le tronc. Ce qu’il puise dans les pierres en sous-sol, il l’amène au jour, le transforme dans son feuillage et l’offre sans contrepartie. Sa bienveillance et son abnégation devraient nous inspirer le respect, et son âge, sans commune mesure avec celui des créatures à deux pattes, une vénération quasi religieuse. Communier avec les forces ascensionnelles qu’il déploie revient à quitter « la vie commune… platement horizontale » pour accéder au « monde des valeurs » (Bachelard). Où qu’il soit, imposant dans les prairies nivelées, mystérieux dans les forêts sombres, cri sur les parois battues par les vents et quel qu’il soit, peupliers en flamme verte, hêtres tourmentés, tilleuls arrondis, chênes en majesté, frênes bavards, l’arbre est un maître qui enseigne par l’exemple que la vie est un élan vers les hauteurs, vers la lumière.

 

Maintenant qu’il est couché sur son lit de pierres, la compassion étreint ceux qui ont profité de son ombre. Les oiseaux ne le visitent plus. Seul, le chat intrigué, parcourt le tronc dénudé et raccourci par la tronçonneuse. Le fût aux trois embranchements qui dressait fièrement son triple flambeau bien au-dessus de ses voisins, n’est plus qu’un moribond défiguré, amputé, dont l’agonie s’achève… Pourtant un dernier souffle, comme un sourire d’adieu sur le visage du mourant, anime le grand corps. Par dessous, une branche sectionnée jette vers le ciel une pousse du vert tendre des renouveaux. « La mort n’abolit pas la vie. Elle ne fait que lui offrir un autre chemin », dit-il, dans son langage d’arbre. Par cette dernière parole, il parachève ce qu’il fut.

À l’automne, ses parties sciées, fendues et séchées, le grand frêne accomplira son destin en prophète des transformations. Le feu potentiel qu’il cachait en lui – car la vie est un feu – s’incarnera dans la réalité. La verticalité des flammes sera son dernier message. Plongé dans la « rêverie première »  devant le feu qui monte toujours plus haut, l’homme s’inscrit dans une mémoire multimillénaire et salue celui qui, selon les cycles naturels, a su abriter les êtres, ombrager les plantes et les hommes, pour enfin les réchauffer et les éclairer.

 

La place laissée vide, le sol encore creusé et les pierres en attente, raconteront longtemps la dignité et la noblesse du grand frêne tombé discrètement, une nuit de grand vent.La mort du grand frêne.

 

Cette nuit, le grand frêne s’est abandonné. Il a chuté tout entier, sans fracas, comme un animal qui se cache pour mourir. Au matin, il était allongé près du vieux mur, sa ramure en partie fracassée, ses racines découvertes dans l’impudeur des fins accomplies. Dans une ultime révérence à la vie, il a rejoint la dimension horizontale qui est celle de la mort pour les arbres comme pour les hommes.

 

Ancré dans les pierres qui l’ont sans doute vu naître, il est tombé malgré leur sollicitude à le retenir. On le voit bien, au chaos qui règne alentour, aux rochers qui restent enlacés dans les lianes souterraines. Sa chute a ramené au jour des blocs enfouis comme l’imminence de la mort ravive les souvenirs anciens. Quelques pas d’une valse funèbre ont mêlé, l’espace d’une nuit, le temps immémorial des pierres, celui plus bref des arbres et le moment éphémère des hommes. C’est une valse triste car l’émotion ne peut qu’étreindre celui qui contemple ce grand corps allongé.

 

Maintenant qu’il gît sur le sol, à portée de mains, on découvre tout un monde à peine soupçonné : les cavités creusées dans le tronc par le pic-épeiche, les réserves abandonnées d’écureuils invisibles, le terrible filet du lierre qui liait sa vie à la sienne… Les pierres éparses, esseulées, portent le deuil de leur grand frère, celui qui puisait en elles ce qui lui permettait de s’élever et, se faisant, les élevait avec lui. Car l’arbre est un défit à la pesanteur. Il proclame partout, avec modestie et pugnacité, que la verticalité est le destin du monde. Tous les êtres vivants sont assujettis à la gravitation mais ce n’est pas une condamnation. C’est une invitation à déployer des efforts pour gagner les hauteurs… Et c’est dans l’élévation que l’arbre devient arbre, que l’homme devient homme et que la pierre architecturée raconte la puissance des rêveries verticalisantes.

 

Non seulement l’arbre le sait mais il le vit. Il le dit par le chuchotement de la sève qui monte et que l’on peut entendre en collant son oreille contre le tronc. Ce qu’il puise dans les pierres en sous-sol, il l’amène au jour, le transforme dans son feuillage et l’offre sans contrepartie. Sa bienveillance et son abnégation devraient nous inspirer le respect, et son âge, sans commune mesure avec celui des créatures à deux pattes, une vénération quasi religieuse. Communier avec les forces ascensionnelles qu’il déploie revient à quitter « la vie commune… platement horizontale » pour accéder au « monde des valeurs » (Bachelard). Où qu’il soit, imposant dans les prairies nivelées, mystérieux dans les forêts sombres, cri sur les parois battues par les vents et quel qu’il soit, peupliers en flamme verte, hêtres tourmentés, tilleuls arrondis, chênes en majesté, frênes bavards, l’arbre est un maître qui enseigne par l’exemple que la vie est un élan vers les hauteurs, vers la lumière.

 

Maintenant qu’il est couché sur son lit de pierres, la compassion étreint ceux qui ont profité de son ombre. Les oiseaux ne le visitent plus. Seul, le chat intrigué, parcourt le tronc dénudé et raccourci par la tronçonneuse. Le fût aux trois embranchements qui dressait fièrement son triple flambeau bien au-dessus de ses voisins, n’est plus qu’un moribond défiguré, amputé, dont l’agonie s’achève… Pourtant un dernier souffle, comme un sourire d’adieu sur le visage du mourant, anime le grand corps. Par dessous, une branche sectionnée jette vers le ciel une pousse du vert tendre des renouveaux. « La mort n’abolit pas la vie. Elle ne fait que lui offrir un autre chemin », dit-il, dans son langage d’arbre. Par cette dernière parole, il parachève ce qu’il fut.

À l’automne, ses parties sciées, fendues et séchées, le grand frêne accomplira son destin en prophète des transformations. Le feu potentiel qu’il cachait en lui – car la vie est un feu – s’incarnera dans la réalité. La verticalité des flammes sera son dernier message. Plongé dans la « rêverie première »  devant le feu qui monte toujours plus haut, l’homme s’inscrit dans une mémoire multimillénaire et salue celui qui, selon les cycles naturels, a su abriter les êtres, ombrager les plantes et les hommes, pour enfin les réchauffer et les éclairer.

 

La place laissée vide, le sol encore creusé et les pierres en attente, raconteront longtemps la dignité et la noblesse du grand frêne tombé discrètement, une nuit de grand vent.